Avènement du projet libéral: une double trahison?

La “gauche” et la “droite”, deux courants antagonistes?

Le vingtième siècle nous aura donné d’observer sur la scène politique deux camps que prétendument tout opposait :

D’un côté “la droite”, qui appelle sans cesse à libérer les forces de marché, et à faire disparaître toute contrainte au commerce. Si pour séduire l’électorat conservateur, elle prétend défendre notre héritage historique, elle abandonne petit à petit toute contrainte morale afin de pouvoir laisser cours à toute les opportunités capitalistes.

De l’autre “la gauche”, qui place le progressisme ou le libéralisme sociétal au sommet de ses priorités, et prétend défendre les intérêts des classes sociales populaires. Les épisodes des gilets jaunes, le quinquennat de François Hollande nous renvoient sans cesse à 1983, l’armée de la gauche se recentre sur son projet hérité de 1789, le libéralisme, au détriment du combat socialiste.

« Il me semble néanmoins qu’à une époque où - d’un côté - la gauche officielle en est graduellement venue à trouver ses marqueurs symboliques privilégiés dans “le mariage pour tous”, la légalisation du cannabis, et la construction d’une Europe essentiellement marchande (au détriment par conséquent, de la défense prioritaire de ceux qui vivent et travaillent dans des conditions toujours plus précaires et toujours plus déshumanisantes), et où - de l’autre - “sa déférence habituelle à l’égard des valeurs traditionnelles ne peut dissimuler que la droite s’en est remise au progrès, au développement économique illimité, et à l’individualisme rapace” (Christopher Lasch, Le seul et vrai paradis, 1991)*  »
— Jean Claude Michéa - Les Mystères de la gauche, 2013

Le libéralisme économique de droite, et le libéralisme sociétal de gauche procèdent donc d’une même volonté. Ils consistent l’un et l’autre à considérer toutes les limites imposées par l’Etat comme une entrave à la liberté des individus, et donc l’abolition de ces contraintes comme un vecteur d’émancipation.

La fusion du libéralisme économique et du libéralisme sociétal

Nous avons hérité de nos traditions religieuses un certain nombre de principes, dont par exemple l’interdiction de travailler le dimanche ou la pénalisation de la prostitution. La retranscription de ces limites en droit français constitue indéniablement une entrave à la liberté de commercer, et en même temps de pouvoir disposer de son corps librement. C’est en cela que le libéralisme économique et le libéralisme sociétal sont consubstantiels, et c’est la raison pour laquelle la “gauche” et la “droite” se rejoignent naturellement dans un projet politique qui consiste à abolir ces limites.

« Le libéralisme économique (qui exige l’abolition par l’Etat de toutes les limites à l’expansion supposée “naturelle” du marché et de la concurrence) et le libéralisme culturel (qui exige l’abolition par l’Etat de toutes les limites au développement supposé “naturel” des droits de l’individu et des minorités) sont - d’un point de vue philosophique - logiquement indissociables [...]. Il est donc tout à fait justifié, de ce point de vue, de comparer la logique libérale à un ruban de Moebius dont les deux faces, à première vue opposées, n’offrent en réalité aucune solution de continuité. Si, en dernière instance, l’essence du libéralisme économique se réduit au droit pour chacun de “produire, de vendre et d’acheter tout ce qui est susceptible d’être produit ou vendu” (Friedrich Hayek, La Route de la Servitude). Il s’ensuit logiquement, en effet, que toute prétention à limiter ce droit au nom d’une quelconque “préférence” morale, philosophique ou religieuse (et, pour un libéral, il ne peut jamais exister - dans les domaines qui échappent à la science et à la technique - que de simples préférences privées) reviendrait à détruire les fondements même du libre échange. Or dans la mesure où le relativisme moral constitue la clé de voûte idéologique du libéralisme culturel, celui-ci se présente donc logiquement comme le seul complément philosophique susceptible de justifier dans son intégralité le mouvement historique qui porte sans cesse le marché capitaliste à envahir toutes les sphères de l’existence humaine, y compris les plus intimes. Ce n’est, effectivement, que sous sa protection symbolique (sous l’idée, en d’autres termes, que tout montage normatif est nécessairement le fruit d’une construction culturelle discriminante et historiquement arbitraire) qu’il peut enfin devenir envisageable, par exemple, de libéraliser le commerce des drogues, de s’approvisionner sur le marché de l’adoption en “enfants désirés” made in Asia ou Africa, ou encore - comme aujourd’hui dans le sud de l’Espagne - d’ouvrir des écoles privées de prostitution destinées à permettre aux jeunes chômeuses de tirer un parti plus rationnel de leurs compétences inemployées »
— Jean Claude Michéa - Les Mystères de la gauche, 2013

Comment s’ étonner dans ces conditions de voir ces deux blocs soi-disant antagonistes se rejoindre et fusionner en un seul corps, le corps de la République en Marche, qui uni libéralisme sociétale, et libéralisme économique.

Un objectif commun: la subrogation de la morale par le droit

Nous avons vu que la morale et le libéralisme ne font pas “bon ménage”. Il est donc assez logique de constater que concomitamment à l’avènement du libéralisme, la morale aura peu à peu été subrogée par le droit comme seule limite aux interactions sociales et économiques.

Ceci étant exposé, il est aisé de comprendre pourquoi le lobbying auprès du parlement constitue le combat majeur des organisations capitalistes, et pourquoi ce qui était caractérisé comme du trafic d’influence à l’Assemblée Nationale, peut désormais s’accomplir, grâce au “progrès”, en toute légalité au Parlement Européen.

La direction prise apparait clairement : abroger tous les reliquats de la morale, afin d’accroître le champs des possibilités commerciales.

Le libéralisme est il vecteur de cohésion et de liberté?

Rappelons que le libéralisme fonde ses origines sur des revendications telles que la liberté, l’isonomie (ou égalité civique et politique), la sécurité, ou le droit de propriété. On attribut d’ailleurs à un certain nombre de penseurs célèbres la thèse selon laquelle le commerce “adoucit les mœurs” :

« Nous sommes arrivés à l’époque du commerce, époque qui doit nécessairement remplacer celle de la guerre, comme celle de la guerre a dû nécessairement la précéder »
— Benjamin Constant - De l’esprit de conquête et de l’usurpation, 1814
« Le commerce guérit des préjugés destructeurs ; et c’est presque une règle générale, que partout où il y a des mœurs douces, il y a du commerce ; et que partout où il y a du commerce, il y a des mœurs douces »
— Montesquieu - De l’esprit des lois, 1748

Si l’objectif originel du libéralisme, qui consistait à imaginer que la société du consentement mutuel, où tout est permis dès lors que toutes les parties sont consentantes, permettrait de tempérer les pulsions violentes de l’homme (l’état de nature, qui selon Thomas Hobbes peut se traduire par l’état de guerre de chacun contre chacun), qu’en est il réellement? L’essor du libéralisme a t-il constitué un remède définitif contre la violence?

Plus concrètement, si la faculté d’acheter du tabac, un enfant, ou bien de faire livreur avec un statut d’entrepreneur (avec pour conséquence d’offrir ses cotisations retraite à des firmes américaines) appartiennent aux conquêtes du libéralisme, quel est le prix qui en découle ?

Nous savons que la liberté d’un individu peut se définir comme l’état d’une personne qui n'est pas soumise à une ou des contraintes externes. Concernant la libéralisation du commerce du tabac, le consommateur est-il bien libre d’en consommer, compte tenu d’une part du caractère addictif de cette substance, et d’autre part de l’effet inaltérable des campagnes de marketing ?

En ce qui concerne la grossesse pour autrui, le statut de livreur entrepreneur, ou le travail dominical, une analyse sociologique des bénéficiaires de ces nouvelles libertés, et de ceux qui en subissent les désagrément apporte un éclairage saisissant. Il apparait clairement que les bénéficiaires de ces nouveaux services appartiennent aux classes aisées voir privilégiées, et que les nouveaux prestataires de service appartiennent majoritairement aux classes défavorisées.

Il est dès lors légitime de considérer les inégalités comme un obstacle incontestable aux théories libérales, puisque en l’absence de phénomènes de régulation, la misère de certains pourra être exploitée par d’autres, sans tenir compte des contraintes voir des souffrances infligées.

« Nous voyons que dans les pays où l’on n’est affecté que de l’esprit de commerce, on trafique de toutes les actions humaines et de toutes les vertus morales : les plus petites choses, celles que l’humanité demande, s’y font ou s’y donnent pour de l’argent »
— Montesquieu - De l’esprit des lois, 1748

L’absence d’une autorité centrale est donc certainement un vecteur de création d’inégalités, avec l’impossibilité de régir les rapports de force et de les rééquilibrer. Les déséquilibres atteignent aujourd’hui d’ailleurs leur paroxysme, quand des oligarques en viennent à détenir individuellement plus de richesses que des pays voir des continents entiers.

Le pouvoir des nations, en tant que mise en commun des moyens entre les individus, se délite. Les défenseurs du peuple sont taxés de “populistes”, et un pouvoir supranational s’institue peu à peu de manière subreptice, sans aucune forme de consentement du peuple, et sans aucun acte constitutionnel indispensable à tout fonctionnement démocratique.

« Dans La Machine à explorer le temps, H.G. Wells décrit les conséquences sur l’humanité future des antagonismes de classe, tels qu’il pouvait les observer dans l’Angleterre capitaliste de 1895. C’est ainsi qu’en 802 701 l’unité de l’espèce humaine n’est plus qu’un lointain souvenir. A la surface de la terre vivent, à présent, les seuls Eloïs, ultimes descendants des classes dominantes de notre temps. Doux, hédonistes, oisifs, androgynes, indifférents, à la culture passée et centrés sur eux mêmes, ces Eloïs sont, au fond, les arrières petits enfants d’Adam Smith, (ou, si l’on préfère les lecteurs de Libération). Les descendants des prolétaires, en revanche, ont beaucoup plus mal tourné. Devenus les Morlocks, créatures immondes et sans pitié, ils logent désormais sous terre, ne quittant leurs sordides bas fonds que pour venir terroriser les paisibles Eloïs. Il n’aura donc fallu qu’un siècle pour que la noire prophétie de Wells devienne notre horizon quotidien. De nos jours, en effet, les Morlocks s’appellent les Beaufs, les Deschiens, les Groseille, les Bidochon ou les Dupont Lajoie, et ils suscitent, eux aussi, le dégoût et l’horreur sacrée des Eloïs modernes, autrement dit la gauche libérale, de ses artistes bien pensants et de ses ligues de vertu “citoyennes”. Le devenir-Morlock des classes populaires a même, à présent, un nom: c’est ce que les médias libéraux appellent, de façon unanime, la Tentation Populiste.  »
— Jean Claude Michéa - Le Complexe d'Orphée, 2014

En conclusion

L’avènement du projet libéral, incarné présentement à l’extrême centre par la République en Marche, peut donc être défini comme le mariage des capitalistes et des progressistes, qui auront laissé de côté conservatisme et socialisme. Cette nouvelle osmose pourra dès lors être interprétée comme une spectaculaire trahison aux dépens de deux franges de l’électorat: les conservateurs et les tenant d’une politique économique sociale.**

Par ailleurs, les promesses du libéralisme semblent compromises car, en l’absence de phénomènes de régulation, la suppression des limitations au commerce ne peut que se traduire par une amplification des violences infligées par les possédants à l’encontre des “possédés”.

Notes:

*Le lecteur avisé aura saisi qu’il ne s’agit pas ici d’évaluer si Jean-Claude Michéa est favorable ou pas à la légalisation du cannabis, ou de connaitre son avis sur toute autre question “progressiste” (nous conviendrons que cela n’aurait que peu d’intérêt), mais plutôt de comprendre l’origine de la disparition “du mouvement ouvrier socialiste en tant que force politique indépendante, porteuse d’un projet philosophique spécifique et agissant à l’écart des clivages idéologiques traditionnels” - Le Complexe d’Orphée, Jean Claude Michéa, 2014

**C’est ce constat qui peut nous amener à considérer logiquement les conservateurs et les socialistes authentiques comme des alliés objectifs, et comme une force d’opposition potentielle à l’émergence des contingents libéraux. Une récente illustration en est d’ailleurs la surprenante alliance entre le mouvement 5 étoiles et la Ligue du Nord de Salvini en Italie.

Suivant
Suivant

Stéphanie Guyot est “Slasheuse”, ou la revanche d’Hippolyte