Le miroir
Un rapide séjour dans l’Abbaye de Sainte Croix à Salon de Provence me donne l’occasion de découvrir ce vestige exceptionnel du XIIe siècle, suite à sa transformation en hôtel de luxe.
En arrivant sur place, l’élégance de l’architecture produit instantanément sur moi un sentiment de plaisir, et une exhortation à ausculter l’édifice pierre par pierre.
En quête des informations relatives à la restauration, je m’adresse à la réception qui, à ma grande surprise, me semble un peu démunie face à cette question.
Une visite rapide, et un peu d’imagination m’amènent à conclure que les bandes de culture du potager on laissé place à une piscine chauffée, et que les salles pieuses ont été remplacées par un espace “bien être”, où les clients fortunés reçoivent massages et épilations.
Qu’est il advenu de la chapelle? Je préfère ne pas savoir, et je me résigne à retourner travailler dans ma chambre. Celle-ci est ornée par une œuvre ancienne suspendue au mur, méticuleusement protégée par deux volets solides.
Alors que je me penche sur le bureau, prêt à me mettre à l’ouvrage, une question attise ma curiosité. Quelle subtile œuvre d’art aura eu le privilège de traverser les siècles, à l’abris des regards, dans ce lieu chargé d’histoire? En ouvrant les deux battants, allais-je découvrir les yeux brillants un portrait ancien travaillé avec soin ? Ou bien plutôt une représentation divine invitant à contempler l’absolu?
L’incroyable épaisseur des murs, le travail rigoureux de la pierre, la perfection et la noblesse de l’architecture appellent à l’humilité et invitent à la contemplation. Mon instinct penche donc rapidement pour la deuxième option.
Après tout, il serait surprenant qu’il en soit autrement, nous sommes dans un lieu important, pas comme au palais de l’Elysée, où dans le salon Pompadour, le mobilier Louis XV a récemment cédé la place à la camelote du plateau de l’émission Téléfoot.
Emu et intéressé par l’idée de pouvoir toucher un court instant le quotidien des moines qui avaient façonné et légué ce lieu, et prêt à méditer, j’ouvre enfin les deux battants de l’oratoire, et je plonge mon regard dans ce tableau.
La fascination laissa place la stupeur quand je découvris que cet ancien oratoire avait été converti en miroir. Dès lors, il m’était donné en guise de spectacle de pouvoir contempler, non sans surprise et consternation, ma mine déconfite et mon regard penaud.
Cette prouesse artistique nous livre une subtile allégorie de cette société qui prétend pouvoir connecter l’intégralité de l’humanité à travers des réseaux sociaux, mais qui propose comme unique perspective de se contempler soit même.
Algorithmes qui nous renvoient sur internet des contenus identiques à nos précédentes lectures, culte de notre image sur les réseaux sociaux à travers des concours d’exhibition de nos plaisirs futiles, et en définitive le bout de son nez pour unique horizon.
Dans l’hôtel de luxe, juché tel l’Olympe en haut de sa montagne, les clients fortunés reçoivent des “rituels” de soin, se vautrent au bar en buvant de l’hydromel, et tel Narcisse s’occupent à contempler leur reflet. Avec un peu de recul, et une fois la déception surmontée, admettons tout de même que le palais et ses miroirs ne sont pas si avars, ils nous soumettent une énigme : Quel attribut de la nature humaine peut conduire ceux qui ont rejeté l’existence des Dieux à chercher malgré tout à les rejoindre inconsciemment, et à communier avec eux dans l’Olympe dans un état de transcendance divine?
Plus concrètement, l’aménagement de cet hôtel soulève deux questions.
Quelle ineptie nous interdit d’imaginer un projet plus vertueux que l’implantation d’un hôtel de luxe aux tarifs prohibitifs, dans un lieu magnifié par des siècles d’accueil et de partage, de labeur, de charité, de méditation, et de vie en communauté?
Finalement, qu’est ce qui peut conduire un peuple à troquer l’absolu contre le néant? Quel projet de société a conduit à substituer la diversité culturelle par l’uniformité, la vie en commun contre l’isolement, et la contemplation de l’infini face à la contemplation de soi?